Chapitre 1 L'événement le plus important depuis qu'on a marché sur la lune 1 / 4
Calée au fond de la banquette du café
où je traînais mes 16 ans (et quelques), je l’ai regardé des
semaines faire le mariole au flipper, rire avec ses copains et faire
du charme à des filles que je trouvais toutes cent fois plus belles
que moi. Que dis-je ? Mille fois. Charly. La boucle brune, l’œil
noir, mince comme un fil, deux petits doigts toujours coincés dans
la poche avant de son blue jean pour se donner une contenance,
quelque chose de Dylan lequel me faisait me pâmer dès que
j’écoutais ses chansons. Et de Lou, Reed pour l’état civil, en
plus beau. Charly, bientôt Charlot, pas encore Toto. Sous l’allure
voyou, quelque chose de fragile, blessé qui m’avait attrapé le
cœur et le tordait sans pitié quand il ne daignait pas un regard
sur moi certains jours.
1976. Un troquet, le Jean Bar, en face
de Jacques Decour ; à quelques pas de l’école de jeunes
filles où ma mère m’avait inscrite car plus aucun lycée ne
voulait de moi. Il faut reconnaître que j’avais une nette tendance
à préférer les pelouses et les joints aux chaises des salles de
cour. Pas idiote, ni inculte, mais cette incapacité à
rentrer dans le rang et à filer doux (ce qui ne m'a jamais quitté et me vaut régulièrement de consterner mes enfants et de faire bien rire mes petits enfants). Éternellement en révolte
contre tout et tout le monde, particulièrement les ceusses qui se
targuaient de m’expliquer la vie, les choses et les choses de la
vie. Échappée du carcan d’une école religieuse, les Ursulines
quand même, je voulais me colleter à la vie sans qu’on m’explique
comment faire.
Des mois le petit manège entre futur
Toto et moi dura sous l’œil goguenard de mes camarades de classe
et de ses copains qui lui disaient sans arrêt « Mais arrête,
elle est moche ». Moche. Je me noyais dans des pulls informes,
me coiffais quand j’avais le temps, me cachais derrière une
rivière de cheveux noirs et baissais la tête dès que quiconque me regardait d’un peu près. Donc j’étais moche. Il me raconta
plus tard qu’il me voyait telle peau d’âne, persuadé que sous
les frusques et la « souillonnerie » se cachait une
princesse. La sienne.
Le mois de mai arrivant, je finis par
évaluer que, sans rapprochement, nous risquions la séparation
définitive lors de la prochaine rentrée scolaire de sorte que je
m’armais de courage et finis par aller lui parler. Compte tenu que
tous les copains susnommés rigolaient sous cape, nous changeâmes de
troquet pour aller nous découvrir d’un peu plus près dans un café
désert. Un petit moment magique, comme une éclaircie après le
brouillard. Je l’aimais. Déjà. Je parlais, parlais, il
m’écoutait, avec son air favori, celui du ravi de la crèche, de
tout, de rien mais surtout pas de cette énorme boule qui se formait
dans mon estomac et qui menaçait de sortir à tous moments, nous
éclaboussant tous deux ce qui aurait mis une fin définitive à
notre balbutiante romance. Au moment de nous séparer, je lui serrais
la main par peur de l’embrasser et qu’il sente à quel point
j’étais déjà folle de lui. Il ne me dit pas grand-chose sur lui
et pourtant je savais que sa maman était morte et qu’il était
dévasté. Sans qu’il m’en parle, je le sentais (il m’arrive
comme ça des fulgurances qui font que je « vois » ce
qu’on ne m’a pas encore dit),
Ensuite une éternité : 4 jours.
L’ascension. 4 longs jours à me tourner, retourner dans mon lit, à
prononcer son prénom tout doucement comme pour l’apprivoiser, à
l’espérer, l’attendre, l’aimer. Sans vraiment d’espoir en
fait parce que je savais déjà pour cause de père foutu le camp
qu’il ne faut jamais se faire trop de films sous peine de tomber de
haut. Je décidais de me jeter rapidement à l’eau en lui écrivant
une lettre de plusieurs pages avec, entre les feuillets, ma chaîne
en argent. Celle de ma communion. Sur les pages, des mots pour lui
expliquer que je l’aimais, fort, que je voulais qu’on soit
ensemble pour toujours, lui faire des enfants, des petits Charly, et
qu’on aurait une maison avec plein d’enfants et des animaux. Au
bout de 4 jours… (Ma vie est ainsi faite, jalonnée de coups de
théâtre. Il m’est souvent arrivé de tout jouer, comme ça, sur
un coup de dé, en braillant « banco », en osant tout
risquer dans l’espoir de tout rafler ce qui me valut d'être
souvent tout à fait broque).
Le lundi, je lui remis ma lettre en
tremblant avant d’aller en cours puis j’attendis fébrilement
midi. Je le retrouvais au café, la boucle en bataille, il me sourit,
il n’avait pas déserté mon petit théâtre personnel, c’était
déjà beaucoup mais il me doucha tout net en m’expliquant que sa
mère étant morte (tiens qu'est- ce-que je disais), il n’aimerait
plus personne.
J’aurai pu, me direz-vous, me sauver
en courant ou lui cracher en pleine figure ou encore le gifler.
J’aurai pu. Mais je suis restée en vol stationnaire, avec l’air
idiot de celle qui ne veut pas comprendre et va quand même tout
faire pour conquérir le crétin qui ne veut pas l’aimer.
Et me voici qui m’immole sur l’autel des amours sans espoir puis
dans le même temps, coupe mes cheveux, m’habille autrement qu’avec
un sac et je deviens jolie. Voire belle à en croire les hommes qui
commencèrent alors à me tourner sans cesse autour sans qu’à
aucun moment je n’ai quiconque en ligne de mire que celui qui
justement affirmait ne pas m’aimer et « que même que »
c’était définitif. S’en suivirent des épisodes pénibles comme
celui où il partit cueillir des oranges en Israël avec une
gourgandine de quelques années de plus, qui avait la réputation de
coucher avec tout ce qui bouge et qui me rigolait au nez en
décrochant le téléphone lorsque j’appelais là bas au pays des
oranges éclatant de fait la facture téléphonique de Manon, ma grand mère, chez qui je vivais alors et ce pour me faire humilier à distance par
cette même pas putain qui en avait pourtant tous les airs. Des
épisodes où il m’embrassait pour me dire ensuite que j’avais
quand même le nez un peu gros. Des épisodes où il menaçait de me
taper dessus parce que je voulais qu’on vive ensemble. Des épisodes
où j’étais la goy de service qui lui courait après sous l’œil
méprisant de ses sœurs qui ne pouvaient pas me blairer et les
insultes de son père qui me traitait de putain à même pas 17 ans
sans parler de mon beau père qui trouvait judicieux de prétendre
que j’étais "une putain qui se faisait baiser par un youpin". Je
cite. Inutile de vous préciser que j’en versais des larmes, à
n’en plus finir, j’étais une femme fontaine dans le mauvais sens
du terme, enfin rien de sexuel, n’est-ce pas ? De sorte que je
faisais de la peine à tous les garçons du coin jusqu’à un chef
de chantier de la rue de Manon qui m’avait repérée et se
mit à me livrer des fleurs, à me suivre « juste pour vous
offrir un verre ». Il me témoigna une telle gentillesse que
j’étais toute estambourdie, il est notable qu’il poussa
l’élégance jusqu’à ne jamais chercher à me toucher. « Juste
le plaisir de vous voir sourire ma jolie » avec l’accent des
gens du sud, ceux qui ont du cœur en plus du soleil. Il y a comme ça des gens qui minent de rien vous filent des petits vélos dans les mollets tant ils sont empathiques.
Il y eut aussi de bons moments où
Charly était gentil et tendre. Peu mais il y en eut et comme le
destin est du genre petit farceur, il porta l’estocade lorsqu'une
soirée passée chez des « amis » sans ledit Charly se
transforma en viol dont je repartis au petit matin, hagarde et
ensanglantée. Je n’en dis mot à personne, prétendant être
tombée en patins à roulettes pour justifier que je ne pouvais plus
m’asseoir sans grimacer de douleur. Cachée tout au fond de ma chambre, penchée sur mon sexe, je le
regardais saigner à grosses gouttes et je pleurais pendant des
heures mais je relevais la tête dès que quiconque me posait des
questions en serrant les poings pour ne rien montrer. Etait-ce de
l’orgueil ? Je ne crois pas. Je sus que si je me plaignais, si j'acceptais et en faisais un drame, je
sombrerais pour tout de bon entre un garçon qui me malmenait, une
famille éclatée, mes espoirs d’amour déçus or je voulais vivre.
Et avoir des enfants. Surtout.
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