Chapitre 6 - Comment je vis Dieu sur un parking une nuit d'été


Vint le temps où la famille Rapaton délaissa les gourbis et autres 2cv pour se faire des week end de riches et ce, dans une berline tout à fait haut de gamme et au cœur d’un hôtel d’un genre très très luxueux. Cet été là, nous avions concocté, pour les petits, le chien terre neuve et nous, un week end prolongé de nantis en goguette, dans un palace de Deauville. Compte tenu que nous avions attendu beaucoup avant de pouvoir poser le pied sur les tapis richement épais du palace, nous étions très heureux et avions ce sentiment, si humain, d’une revanche absolue. En effet, il n’était pas si loin le temps où nous passions en file indienne, Toto en tête, devant l’hôtel en question, en baissant bien la tête, certains que nous ne pourrions jamais, et en aucune façon, y poser ne serait-ce qu’un doigt de pied ; longtemps, ce fut de loin que nous observions du coin de l’œil les riches qui se prélassaient sur les pelouses, dans des transats dignes de transatlantiques, avec sur la figure l’air satisfait d’un chat devant un bol de crème et dans leurs gestes, cette espèce d’élégance naturelle qu’ont les gens aisés due sans aucune doute à cet absolu sentiment de sécurité. Regarder l’avenir avec confiance est sans doute une méthode pour avoir l’air gracieux. Dans ces moments funestes où, rejetés de ce monde, nous nous navrions de concert, nous nous l’étions promis Toto et moi. L’un à l’autre. Le moment viendrait où nous pourrions y entrer, la tête haute, avec enfants, chien et autres bagages sans pattes, et où ils nous dérouleraient le tapis rouge, nous ouvriraient les portes de la voiture, nous porteraient nos bagages… La revanche.
Je l’avoue, nous en avions rêvé de ce luxe à gogo. Pas pour toujours mais juste quelques jours. Il faut dire qu’à l’époque où nous déambulions en enfilade devant les fenêtres du Royal, les clignotements du casino et autres magasins dont les prix les plus bas correspondaient à deux mois de nos maigres revenus, les parents devant, les enfants derrière, dans cette ville qui vomissait le luxe comme on crache le champagne lorsqu’on en a trop bu, nous étions un peu des ovnis. Presque des parasites. En tous les cas, ce qui est sûr, c’est que nous n’étions pas à notre place. Du tout. Il aurait sans doute été préférable que nous arpentions les plages de Luc, une guigui à la main, parmi ceux qui n’ont pas eu de chance et n’ont trouvé aucun moyen de s’en sortir. Au lieu de cela, un truc de masochiste qui se tourne comme il faut le couteau dans la plaie, nous préférions acheter aux petits une glace hors de prix sur les fameuses planches, au risque de déstabiliser notre maigre budget tout en leur disant qu’il était impossible qu’ils fassent partie du club mickey vu que côté budget, ce n’était pas dans nos prix. Nous étions trop fauchés. Et nos chers petits, ils regardaient les autres jouer, comme Michel suçait ses glaces à l’eau, conscients de ne pas être du même monde mais pas navrés du tout car ils étaient scotchés à nous, bien rangés dans notre boîte. Leur monde se limitait, à leur grande joie il semble, à un autre univers, bien plus passionnant à les en croire, la famille Rapaton. Nous étions tous les cinq, (non six, j’oubliais le chien), de joyeuses petites sardines, rangées dans notre boîte personnelle et si petite fut-elle, elle leur suffisait. Pour autant, nous adorions nous rendre dans ces lieux de perdition pour gosses de riches, vip et autres pdg en week end crapuleux, histoire de ne pas oublier le but que nous nous étions fixés : nous en sortir. Nous avions été fauchés, pire que les blés ! Nous avions vu, quelques mois auparavant, la voiture enlevée par les huissiers, les meubles saisis, envolés, pour cause de profession libérale emplafonnée et compte tenu que moi, la donzelle azimutée, j’étais incapable d’aller seule plus loin que le bout de mon jardin sans être tétanisée d’angoisse pour cause d’enfance revenue en pleine tronche suite à la mort de Manon, ma grand mère, il n’y avait que Toto qui pouvait assurer. Privé de contrat, il n’avait plus pu ; la valse des banquiers et autres huissiers avait commencé et elle avait tourné si fort que j’avais du ranimer la voisine qui avait tourné de l’œil lorsque la voiture avait été emportée par les susnommés et que, stoïque, je tentais de lui expliquer que tout cela n’était guère important : ce n’était que matériel. Sans véritable dommage. (Cela lui valut de me vouer, quelques mois, une presque adoration qui ne fut malheureusement pas assez sincère pour passer le cap de notre arrivée dans le monde des gens aisés lorsque le vent tourna. La pauvreté nous ayant lâché les basques, la donzelle en question ne nous trouva plus intéressants. Du tout. Il y a des gens comme ça qui ne vous supportent que nageant dans les emmerdements ; secourus et au sec, ils vous envient au lieu de se réjouir et vous délaissent pour tout de bon).

Tout cela pour vous dire que, dans le silence de mon cœur, je me l’étais promis ; un jour, nous relèverions la tête. Fi des séances sur la plage, exposés au vent et à la pluie, où nous passions notre temps à installer des pliants et autre parasol pour les fermer ensuite à cause des bourrasques ; dans l’impossibilité, faute d’argent, de louer une cabine pour abriter les petits entre deux séquences de pluies sporadiques et diluviennes. Toutes ces fois où l’arrivée sur la plage ressemblait plus à un débarquement qu’à un après midi de villégiature ; tous ces moments où nous trimbalions, à bout de bras, pelles, seaux, râteaux, bouées, que nous passions notre temps à rincer entre deux averses, le chien systématiquement emberlificoté dans nos mollets, les trois enfants partant à contresens et où je finissais invariablement échevelée, à deux doigts de l’apoplexie compte tenu que Chloé était partie zyeuter le bord de mer pendant que le chien s’était, quant à lui, échappé à l’autre bout de la plage, le parasol au bout de la laisse, que j’avais laissé s’envoler la bouée canard de la petiote et que les deux garçons me regardaient avec l’air atterré de gamins qui viennent de se rendre compte que leur mère, qu’ils prennent pour Dieu sur terre, se laisse démarmailler par le moindre vent contraire. Adieu donc les arrivées en file indienne, chargés comme des baudets, suivies immanquablement de séance de pliage de gaule, façon pêcheur, sous prétexte qu’au bout de deux heures, nous étions épuisés. De tout cela, c’en serait fini et nous pourrions, enfin, aller à la piscine d’un hôtel de luxe, sans aucun chargement, nous vautrer sur les matelas aussi confortables que des lits haut de gamme, le chien attaché, bien sage, pendant que les enfants s’ébattraient sans aucun danger sous notre œil presque torve de tant se prélasser.
Toto et moi nous en rêvions de ce séjour à Deauville, logés dans un palace avec nos trois pioupioux, afin de nous faire servir comme le seraient des princes, et de se prendre quelques heures pour les nombrils du monde. (Au fond, ce que nous espérions, c’est qu’après avoir vu partir voiture, compte en banque ainsi que mobilier, nos enfants nous verraient relever la tête et sauraient que leurs parents, chaque fois, ils s’en sortent et que quand d’aucuns se seraient terrés ou tirés dans la tête, eux, ils l’avaient gardée haute car à la vérité, le message important est que l’argent ne rend pas intelligent mais qu’il convient de tout faire pour assurer aux siens un minimum d’aisance. Nous espérions sûrement les voir fiers de nous comme l’était Artaban et qu’ils sachent pour toujours que, quoi qu’il arrive, nous nous relèverions, qu’ils n’aient plus jamais peur de voir tout disparaître et jamais honte non plus de n’avoir pas autant que tous ceux-là autour. Nos minuscules sardines, nous les voulions rangées dans la boîte familiale et que, pour quelques heures, celle-ci soit un écrin, en or si possible. Somme toute nos espoirs n’étaient que ceux d’humains très imparfaits qui voulaient, pour une fois, se la jouer roi et reine du bal).
Nous y étions arrivés et c’est décontractés, même pas étonnés d’être passés de la presque mendicité à l’opulence, que nous avions programmé ce week end de nantis. (Je vous passe l’arrivée tout à fait excentrique devant le porche de l’hôtel où j’ai bien vu dans l’œil du portier de service qu’il se demandait si d’aventure, nous ne nous étions pas égarés. Le chien jappait de joie, les gosses sautaient partout et bien que tentant vainement de garder une constance de gens très habitués, il était clair, ce me semble, que pour les Rapatons, c’était tout à fait une première. Chloé mit fin à ses doutes lorsqu’elle vint devant lui pour lui serrer la main tout en disant « bonzour » avec la déférence qu’aurait eu une donzelle croisant presque par hasard la route du propriétaire d’un tel palais). Je crois qu’il était évident que ce week end prolongé avait un air non seulement de revanche mais aussi d’inespéré parce qu’en quelques jours, il ne nous arriva que des choses tout à fait hors du commun. Cela commença par le restaurant l’Etrier ou nous dînâmes de concert avec Richard A., charmant au demeurant et qui ria gentiment devant mes pitreries puis je fus quelques minutes l’objet d’admiration d’un Pau Lou machin flanqué d’une femme enceinte et qui n’avait pas encore plongé la tête dans les cabinets au point d’en perdre tout à fait la comprenette, alors que Toto, dans le même temps, avait papoté avec Richard B. se pâmant d’admiration devant notre chien. Non vraiment, ce week end n’avait rien eu d’ordinaire et pourtant, étrangement, nous n’étions pas étonnés, nous nous sentions les mêmes que quand nous avions tout perdu. Rien de changé au fond puisque l’essentiel n’avait pas bougé d’un iota, les trois petits qui trottaient derrière nous étant toujours en vue et en parfaite santé alors, le monde tournait rond, avec ou sans pognon. Bien sûr, le chagrin ne me lâchait plus depuis que ma grand mère avait fini par cesser de s’accrocher à la vie mais ce week end là, je le confesse, je pensais moins à elle, toute occupée que j’étais d’avoir relevé la tête et de les emmerder tous. Ceux qui s’étaient acharnés au point de nous dépouiller et les autres, tous les autres qui n’eurent pas de pitié.
Compte tenu que le meilleur, tout comme le pire d’ailleurs, a toujours une fin, nous prîmes le dimanche soir la route du retour dans le soleil couchant. Il se fit, cette fois là, tout comme l’aller de fait, dans le luxe d’une berline haut de gamme que nous avions louée pour parfaire la boucle d’un vrai week end de luxe. Un détail dans l'absolu excepté que la voiture en question, elle a son importance.
Sur la route de Honfleur, notre dernière étape avant le retour au bercail, tandis que nous roulions le plus lentement possible, je regardais la route étroite et bordée d’arbres, en me promettant en silence que, plus jamais, quiconque ne nous ferait baisser la tête. Je ne savais pas à quel point, cette nuit là nous serions, non plus le genou en terre mais la tête tout à fait perchée et ce pour fort longtemps, très haut, dans les étoiles.
Au restaurant, ce soir là, les petits Rapatons qui, déjà, trouvaient normal d’être servis comme des princes ne furent pas étonnés qu’une armée de garçons, les poignets blancs, immaculés, s’empressent autour de nous et que le dîner soit digne d’un véritable festin. Tout à fait épuisés de ce très long week end, ils piquèrent du nez dans les bulots et les huîtres, sans plus guère remarquer tous ces charmants ronds de jambes tandis que de leur côté, les parents que nous sommes, étions aux anges. C’était bon de ne plus avoir à supporter que nos trois éreintés se fassent jeter le cornet de frites à la figure comme cela fut un temps. La petite dans les bras, les garçons titubants tout à fait de fatigue, nous retournâmes dans la berline et prîmes la route du retour. Bercée par Mozart et le balancement de la voiture, tandis que les petits sommeillaient à l’arrière, je regardais défiler les kilomètres qui nous séparaient de l’Isle Adam où nous vivions alors.
Toto le clope au bec et un œil fermé, à cause de la fumée, dévorait les kilomètres comme on enfile des perles et disait toutes les dix minutes :
« Quand même, à conduire, c’est autre chose ».
Il est profond ce Toto car c’était bien exact et cela résumait tout. Autre chose que la poubelle qui nous servait de voiture depuis que la nôtre était partie, enlevée par les huissiers. Arrivés aux environs de Louviers, pour cause de pauses diverses, variées et autres besoins que je n’évoquerais pas ici, nous nous arrêtâmes à une station d’essence. Un parking d’autoroute, relativement animé malgré l’heure tardive, des voitures un peu partout, des gens allant et venant et Toto qui n’en finissait pas d'acquérir son café une fois les différentes pauses terminées. Les enfants qui avaient ouvert un œil puis l’autre dès que la voiture avait stoppé, rigolaient en attendant que leur père daigne revenir avec la précieuse denrée qui lui était nécessaire pour ne pas s’endormir au volant. Puis, soudain, un homme tapa au carreau de la voiture. J’ouvris la fenêtre.
 « Vous êtes médecin Madame, vous êtes médecin, n’est-ce pas ? ».
Malheureusement, je ne l’étais pas et ne le suis pas plus aujourd’hui n’y tenant pas du tout entre nous soit dit. Sans doute à cause de la voiture qui nous donnait un standing de carabin en goguette deauvillaise, il s’était précipité pensant que nous serions ses sauveurs. (J’ai sans doute cessé d’aimer ma mère un temps car sa folie me terrorisait et bizarrement, amusant voire juste retour des choses, je me suis mise alors à aimer tous les autres comme s’ils étaient mes enfants, à la protéger, les chouchouter, en être responsable sans cesse et en toutes circonstances. Ne l’ayant pas sauvée et pour un temps, l’ayant fuit comme la peste, je voulais sauver tout le monde). De ce fait, oubliant que sans les miens, j’étais pétrie d’angoisse dés lors que je faisais un pas hors de la maison, au lieu de faire ce que la plupart auraient fait à savoir dire que j’étais désolée, qu’il était bien tard et qu’il n’y avait pas de médecin dans la berline pour sauver l’humanité, je descendis immédiatement de la voiture et tentais de comprendre ce qu’il lui advenait car le moins que l’on puisse dire est qu’il avait l’air tout à fait paniqué. Il m’expliqua alors ce qu’il lui arrivait. Un bébé. Il lui arrivait un bébé, surtout à sa femme, sur ce parking d’autoroute, et dans son affolement, il me dit que personne ne voulait l’aider, que cela faisait une heure qu’il demandait du secours et que nul n’avait daigné bouger, même pas le patron de la station  service qu’il avait supplié et que je voyais au loin faire l’important en même temps que le cerbère derrière sa caisse enregistreuse des fois que quiconque s’aviserait de lui dérober sa précieuse cagnotte. Le futur papa du bébé de l’autoroute étant tout à fait noir, il semble que parmi les luxueuses voitures des gens qui dégoulinaient sur Paris, leur week end terminé, il faisait tâche le pauvre homme au point que personne n’avait daigné écouter ses suppliques et ses appels au secours.
Afin de tenter du mieux que je pouvais d’être un peu constructive, je lui demandais alors où se trouvait sa femme. Il continuait de s’affoler tout en me montrant du bras une voiture garée à l’écart mais comme de l’autre bras, il me tenait fermement, il m’empêchait de m’y rendre. Et il disait sans cesse :
« C’est de ma faute, c’est de ma faute, je n’aurai pas du l’emmener en voiture. C’est ma faute, ma grande faute. »
Cette réplique aurait du me mettre sur la piste de Dieu qui devait forcément être dans le coin vu que nous en avions déjà un qui se frappait la poitrine à grands coups de culpabilité mais étant un peu estambourdie par les événements qui se précipitaient, je n’ai pas de suite compris. Il finit par me laisser aller à la voiture et là, sur la banquette arrière, je vis une jeune femme dont le ventre était mûr à point, arc-boutée par la souffrance, hurlant sa terreur en plus de sa douleur. A l'avant, un tout petit garçon d’environ deux ans, les yeux écarquillés de peur qui semblait penser qu’il avait sans doute fait une énorme bêtise pour que sa maman hurle ainsi mais que décidément, il ne savait pas laquelle. Après avoir rassuré la jeune femme tout en lui promettant que je reviendrais vite, je pris l’enfant dans mes bras en lui demandant s’il aimait les bonbons. Il me regarda gravement, me jaugea et ayant estimé que je n’allais pas le dévorer tout cru avec des fraises tagada en garniture, il susurra un Oui. Je l’emportais donc dans mes bras pour me poster devant les boites translucides de la boutique de la station service et j’en pris des pleines poignées que je jetais dans un sac avant que d’aller me planter devant le patron à tendance raciste non sans lui dire que c’était un con doublé d’un imbécile, même pas heureux en plus, et qu’il avait intérêt à appeler vite fait bien fait le Samu. Ayant quelques années de moins, un physique alors avantageux, un œil bleu ravageur et l’air de la dame qui a les moyens de vous faire payer vos manquements, il m’assura s’en occuper, illico presto. Après lui avoir dit que, oui, il serait temps qu’il se bouge un peu, je lui jetais l’argent des bonbons en travers de la caisse avec l’air le plus méprisant possible. (Ce me fut facile, j’avais passé quelques jours parmi les ceusses dont le mépris est le sport préféré). Mon précieux paquet dans les bras, lui même flanqué d’un sachet de bonbons, je revins vers notre voiture, le déposais au milieu de mes enfants et du chien qui, étant habitués à une vie quelque peu hors des sentiers battus ne s’étonnèrent pas plus que cela quand je leur demandais de l’amuser et de s’en occuper pendant que j’irais aider sa mère à accoucher.
Repartant vers la voiture en passe d’être transformée en salle d’accouchement, je croisais Toto, son précieux café à la main, la cuillère en plastique en l’air me demandant où j’allais à si vive allure. Montrant la voiture version gynécée d’une main et de l’autre la nôtre, je lui expliquais que j’allais aider à accoucher une femme à droite pendant que son gosse était dans la nôtre, à gauche. Il ne s’étonna pas que je fis l’imbécile en pleine nuit, les bras en forme de flic à carrefour auquel il manquait le képi. Les grands moulinets avec les bras que je fais régulièrement quand le présent se corse sont une façon ésotérique de résumer ma vision du monde à laquelle Toto est particulièrement bien habitué. Il dit donc, calmement :
« Ah oui ? Ah bon. Donc je jette le gobelet, je fais un bisou aux gamins et j’arrive ».
Comme ça. Sans se départir de son calme. (Je ne sais pas vous mais pour ma part, j’ai passé des années et des années avec lui, plus de quarante ans à ce jour, alors il y a des moments où je me demande pourquoi est-ce que c’est celui là que j’ai épousé ? Pourquoi pas un autre ? Hein ? Alors quand il est aussi calme dans de telles tranches de vie (alors qu'il est hystérique la plupart du temps), en quelques secondes, je me rappelle toutes les raisons. Surtout une. Parce qu’il est capable de cela tout simplement, sans même lever le sourcil d’étonnement ; partout où je vais, il va, sans s’interroger et sans me poser de question non plus. Je crois, sans trop m’avancer, qu’il lui est arrivé des tas de choses à ce garçon, des tas, surtout des mauvaises, il y en a une seule qui compte vraiment à ses yeux. Moi. Je suis sa siamoise alors il me suivrait au bout du monde pour peu que je lui dise que c’est vital. Pour moi. Pour ma part, j’ai aimé des tas de gens, je me suis trompée, j’ai eu mal bien souvent mais à bien y regarder, il n’y a pas grand chose qui compte au fond à mes yeux hormis mes enfants, ma grand-mère, Toto et mes animaux. Le reste, au fond, m’est indifférent. Mais il me reste la compassion. Alors à son sujet, je parle de Toto, je me doute bien qu’il y aura encore des tas de fois où je menacerai le jeter par la fenêtre et où il me promettra de revenir, par un trou de souris s’il le faut, nous continuerons à nous hurler dessus de façon régulière, lui à jurer ses grands dieux qu’il aurait préféré une gourde, muette de surcroît, et moi lui assénant que je méprise les hommes en général et lui en particulier mais je sais que quoi qu’il arrive, nous ferons toujours la paix dans nos tête à tête et que nous serons ensemble, envers et contre tous. Mais je m’égare. Ne m’en voulez pas mais je suis ainsi faite, une pensée me conduit à une autre, un souvenir me montre une vérité et il m’est impossible de ne pas l'évoquer. Dans l’indifférence des jours qui, heure après heure, s’écoulent, ce qui compte à mes yeux est, même le regard triste et teinté de tendresse, de toujours, encore, partager à tout le moins. Mon père fut à mes yeux une tour dont j’ai longtemps arpenté la circonférence sans en trouver la porte. Je ne suis pas cela. Je suis une grande maison, où circule sans cesse l’air, du large ou de la mer, et qui toutes portes ouvertes, laisse toujours entrer absolument tout le monde, sans distinction de couleur, d’idées ou de convictions).
Revenons donc à notre parturiente.
Elle était toujours arc-boutée la future maman et elle hurlait encore plus fort. Je tentais du mieux que je pouvais de la rassurer, lui prenais les mains pour ensuite lui proposer mes avant bras afin qu’elle s’y accroche. Je tentais de la réconforter en lui affirmant que les secours allaient venir. Ils faillirent arriver. Lorsque Toto m’eut rejoint et qu’il me remplaça dans le rôle de la personne qui se fait écrabouiller les avant bras, j’eus beau me retourner, regarder partout autour, il n’y avait pas plus de samu que de beurre en broche. Les minutes passaient, nous lui parlions, la réconfortions mais toujours aucune sirène en vue. Celle-ci aurait été pourtant la bienvenue est c’est avec joie et soulagement que nous nous serions précipités pour l’écouter nous chanter sa complainte. La future maman n’en pouvait plus de se tordre et d’hurler à chaque fois qu’une nouvelle contraction se pointait, la laissant ensuite pantelante et sans force. Une heure déjà et rien ne se passait autre que le défilement des voitures que l’on entendait glisser à quelque pas, sur l’autoroute, entre deux hurlements. Je voyais arriver le moment de la délivrance pour elle et de la terreur pour nous. Cela ne manqua pas.
« Ca y est il arrive, ça y est, il est là » dit-elle dans un souffle.
Non ? Si. Devant son affolement et son envie soudaine d’aller faire pipi, (ce qui je vous l’assure est un signe qui ne trompe pas), nous décidâmes qu’il était temps de lui retirer son caleçon qui ne s’appelait pas encore un legging et d’aller s’enquérir de ciseaux, d’eau minérale, de gants et autres matériels indispensables. (Ayant personnellement « pondu » trois enfants, je connaissais un peu le matériel requis mais pour le reste, nada. J’avais été dans le rôle de la dame qui a mal, vu qu’elle a balayé d’un revers de main méprisant la possibilité d’une péridurale, puis qui pousse à s’en décrocher les yeux de la tête mais le rôle de la celle qui récupère le pioupiou de l’autre côté, je n’y connaissais rien !). Faisant fi de mes manquements, je m’apprêtais à l’aider à venir au monde ce bébé, aidée par Toto, car d’autre choix, il n’y avait pas. Je la confiais donc quelques minutes au fameux Toto dont je voyais bien l’angoisse monter peu à peu et qui dans le même temps lui tendait le reste de ses bras vu que les avants étaient déjà bien esquintés, pour aller chercher le minimum vital et enguirlander l’abruti de cheffaillon qui n’avait sûrement appelé personne. En route pour la boutique, je vis son époux à la parturiente, au loin, à l’autre bout du parking, qui se tordait les mains n’osant absolument plus s’approcher de la voiture. Je faillis lui dire ma façon de penser mais je renonçais très vite à lui faire comprendre qu’elle avait besoin de lui ayant rapidement estimé que cela deviendrait fort compliqué si en plus de faire accoucheurs nous devions jouer les réanimateurs vu qu’il était évident qu’il ne manquerait pas de tourner de l’œil à l’instant le plus critique. Arrivée dans la boutique, je me campais devant l’autre crétin, l’œil assassin, lui intimant l’ordre de nous préparer ce que nous avions besoin, et dare dare, vu que le bébé allait venir au monde sur le parking, dans les minutes qui suivaient. Il eut l’air ahuri, jura ses grands dieux que le Samu arrivait et qu’il fallait qu’elle attende. Je faillis lui en mettre une mais devant tant de bêtise je renonçais et lui demandais s’il aurait un bouchon suffisamment large pour bloquer « la sortie ». Il me regarda alors avec un air encore plus abruti et me dit « Ah ben non ». Je ne pus m’empêcher de rire et il se détendit un peu avant que de me fournir les premiers instruments indispensables : des ciseaux, une bouteille d’évian, des gants pour le diesel, propres bien sûr, et des serviettes de toilette tout aussi proprettes. Par chance, (je vous l’avais bien dit que nous étions protégés), un vétérinaire qui passait par là me demanda s’il pouvait faire quelque chose.
« Vous avez déjà accouché une femme ? » lui demandais-je.
« Non mais j’ai accouché des vaches alors… » répondit-il.
Je lui conseillais donc de me suivre, qu’il pouvait sans doute être utile, après tout les femmes étant des mammifères, cela devrait le faire ! Un petit tour vers la berline pour vérifier que les 4 gamins et le chien tenaient le coup, n’étaient pas trop affolés et après avoir constaté qu’ils étaient au top, en train d’amuser le dernier arrivant tout en se gavant de bonbons vu qu’ils avaient préféré dormir dans les bulots plutôt que les manger, nous allâmes rejoindre notre crèche ambulante. Des gens avaient fini par s’approcher car les cris de la maman étaient relativement retentissants. Voyageurs et lampistes regardaient l’incident et cette forme de voyeurs me déplût fortement. Je dus leur demander d’aider ou de s’écarter. Ils s’écartèrent, emplis de courage qu’ils étaient à l’idée de se salir un peu les mains. Toto et le véto se mirent au boulot, je fis infirmière itinérante entre un côté et l’autre de la voiture, tout en la rassurant et en lui caressant les cheveux. L’assistante du vétérinaire, sans doute en week end crapuleux pour sa part, nous rejoignit et ensemble, nous assistâmes à ce miracle qu’est la vie.
Des cris encore, des minutes, des dizaines de minutes. Du sang beaucoup. Des cris, tant de cris et un seul. Un petit. Il était là. C’est les ciseaux tremblants que nous coupâmes le cordon ombilical pour ensuite déposer notre précieux fardeau dans une serviette de toilette et que je m’empressais de le prendre dans mes bras. Je le berçais un peu tout en le regardant. Il était magnifique. Un petit garçon. Parfait, beau comme un ange, tout luisant dans la nuit. Et quelques secondes, sur ce parking, Dieu fut parmi nous. Je l’ai senti, là, tout près, dans la petite brise qui s’était levée, dans la solennité du moment, dans le regard que me tendait sa mère, dans cette petite main que j’avais saisie, dans ce baiser que je déposais sur son front en lui souhaitant tout le bonheur du monde, dans ce silence tout d’un coup autour, un silence religieux où tous les gens réunis qui s’étaient approchés pour le voir souriaient tour à tour en se regardant les uns les autres, sans mot dire. Un moment parfait. Quelques secondes d’éternité. Des minutes inoubliables. En communion. Pleines d’amour et d’espoir. Dieu était descendu quelques minutes parmi nous pour que la vie arrive. Sans encombre.
Un petit d’homme était né, combien moururent à cette même seconde ? L’histoire ne le dit pas et je crois au fond de moi que cela n’a guère d’importance. C’était un pur moment. La pureté descendue au cœur de cette nuit d’été me laissait à penser que les enfants sont purs comme le sont parfois les jeunes femmes et que c’est cette pureté que toujours et encore nous devons protéger.
A peine son mari enfin approché avec dans les bras son premier né qu’il avait entre temps récupéré, soulagé qu’il était que le bébé soit venu au monde sans que qui ce soit y ait laissé sa peau, les pompiers arrivèrent. Et pendant que je serrais très fort le bébé dans mes bras, Toto tenait encore la main de sa mère. Nous ne parvenions plus à les lâcher ces deux là tant que nous ne les avions pas confiés à des professionnels. Une fois les secours arrivés, nous n’aurions qu’une envie : le rendre à sa mère et nous sauver, loin, parce que la tension retombant, nous commencions à mesurer à quel point nous avions tous eu énormément de chance là, sur ce parking, cette nuit d’été. Il aurait suffit… Il aurait suffit qu’il se présente mal, qu’il ne crie pas. Il aurait suffit qu’il arrive à l’envers. Il aurait suffit. Mais nul doute qu’il était avec nous le Très Haut ce soir là et qu’il avait fait en sorte que tout se passe sans couac. Nous ne pûmes pas partir avant un bon moment, nous devions raconter à quelle heure, quand et comment, donner nos noms et autres renseignements dont ils semblaient friands les pompiers et pendant tout ce temps là, il était dans mes bras, bien blotti, notre petit miracle à la peau pas encore noire. J’ai encore son odeur dans la tête, des années après, je revois son visage, si beau et si confiant, ne pleurant pas, si calme, il devait savoir lui qu’il était un miracle et tout cela ne l’étonnait guère. Je finis par le donner à un pompier qui l’attendait dans une camionnette qu’ils avaient surchauffée pour qu’il n’ait pas froid. Je me revois encore, montant dans celle- ci, mon précieux fardeau tout contre moi, le remettant à un immense garçon qui tendit les bras, un large sourire aux lèvres et me dit : « Bravo, beau boulot ». Je le quittais là ce bébé, sans même savoir son prénom alors qu’il venait de me faire le cadeau le plus précieux qui soit : la sensation profonde que Dieu existe.
Nous regagnâmes alors la voiture où les enfants ne s’impatientaient toujours pas, conscients malgré leur âge que ce moment était particulier et qu’il n’aurait pas supporté d’être un temps de revendication et autres tapages du pied. Benjamin dit :
« Alors, il est né le bébé ? »
« Oui Benjamin, il est né, c’est un petit garçon » lui répondis-je.
Mon fils, dans sa toujours gravité, qui me laisse à penser parfois qu’il avait à la naissance une forme de sagesse que seuls ont les anciens répondit :
« C’est bien. »
Rien d’autre. Oui, il avait raison, c’était un moment bien. Plus aucun bruit dans la voiture, le même silence qu’au moment de sa naissance à notre petit ange, juste un sourire sur leurs lèvres. Même la petite, qui était du genre remuante et poseuse de questions aux grands yeux noirs, se tint coïte. Muette pour la première fois de sa vie. Quant au chien, je vous assure qu’il souriait aussi. Enfin nous pûmes quitter la station après avoir dit au revoir à la maman et au papa qui nous serrèrent fort en nous disant merci avant que nous nous sauvions. A toutes jambes. Parce que la peur nous était arrivée depuis qu’il était né au point que Toto était comme hébété et que je ne pus cesser de trembler les 50 km restant. A l’idée qu’un malheur leur soit arrivé à ces deux là qui faisaient partie désormais de notre vie. Un peu.
Dans les semaines qui suivirent, je pris un peu sur moi, sur ma peur du monde extérieur et je commençais à écrire des livres de vulgarisation et à m’essayer à sortir seule plus loin que le bout de notre jardin. Nos affaires s’arrangèrent encore mieux. Nous retournâmes encore quelques fois dans le palace puis nous cessâmes, nous en avions fait le tour et les gens riches avaient fini par nous dégoutter pour tout de bon. Mais, à chaque fois que nous passions devant la station, nous avions un sourire. Un sourire en souvenir. En souvenir de cette nuit où, sur un parking d’autoroute, nous avions vu Dieu en face, quelques secondes dans le regard d’une maman accouchée et d’un bébé nouveau né parce que je vous le dis tout net, personne ne me fera croire le contraire : cette nuit là, Dieu est descendu nous aider, au creux d’une crèche improvisée, dans la moiteur d’une nuit d’été.


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